La bataille du Mont Elgorhon.
Récit d’Elryck MonCendreTémoin du Temps et historien Eserve
Immortel par la volonté de SéphramLe soleil se couchait sur une vallée rouge, une vallée dont le sol gorgé de sang contaminait le ciel en un camaïeu pourpre.
Nous avions marché tout le jour pour rejoindre cet endroit, enjambant les corps, croisant la peine, la douleur et la détresse. Elle avait été formelle, nous ne devions pas piétiner les morts. Elle disait que ces hommes étaient braves et que leurs familles, s'ils en avaient, ne verraient pas augmenter leur désespoir de ne pas revoir une dernière fois les visages aimés.
Elle semblait si sûre que leurs compagnons, une fois les combats achevés, rapporteraient leurs dépouilles vers leurs rivages noyés de brumes. Elle paraissait ne pas se rendre compte des horribles mutilations dont ces corps étaient victimes. Pourtant, chacun de nous en avait les tripes nouées.
Plus d’un, parmi mes frères d’armes, mes frères de foi, projeta sa botte vers ces noirs volatils, sinistres charognards à qui la guerre permettait ripaille. Ces tentatives vaines et désespérées provoquaient leur envol et transportaient à quelques coudées yeux et lambeaux de chair méconnaissables, que ces prédateurs avides refusaient de lâcher. Mécontents de voir leur festin ainsi troublé, les oiseaux des Enfers nous harcelaient de bec et de serre. Bon nombre furent blessés si bien que nous finîmes par capituler, pour continuer à La suivre, en enjambant ces corps mêlés dans des postures improbables, que ni le temps, ni la distance ne parvinrent à rendre grotesques.
Elle s'immobilisa en haut de la montagne, entourée de ses frères, et regarda vers le bas, là où ces hommes persistaient à se battre. Nous autres, ses fantassins, courrions vers eux pour leur porter secours. Face à nous, à plus d'un kilomètre, leur Déesse aussi regardait.
Je me demande encore aujourd'hui si j'ai rêvé tout cela ou si déjà, le destin nous avait désignés, le Terrien, le Druzze, le Confin et moi-même, pour rapporter cette histoire. Mais leurs souvenirs et les miens s'accordent. Nous percevions tout, même leurs pensées.
Nous nous sommes arrêtés au pied de la montagne, dans l'attente d'un ordre. C'est à ce moment que je L'ai entendue, Elle, celle d'en face, s'adresser à ses chefs de guerre, tous Prêtres à ce qu'il semblait.
- Que les corps de ces traîtres soient méconnaissables et que tous sachent en les voyant ce qu'il en coûte de se détourner de moi ! Quant à ces chiens, les suppôts de cette infâme traînée, je veux que leurs cadavres deviennent le magma dans lequel j'ensevelirai sa dépouille immonde. Qu'on laisse fuir ses frères, je m'occuperai d'eux ensuite. Il se peut que j'en tire quelques plaisirs.
Pendant tout ce temps, alors qu’Elle parlait, ses yeux étaient fixés sur ma Déesse. Je tremblais pour Elle. Je tremblais pour Elle, mais aussi pour moi, pour mon père et mon aîné qui étaient non loin. Son regard était si magnétique, si intense, que je ne pouvais en détacher le mien. C'est là que j'ai trébuché. Mon pied avait heurté un corps, pas l'un des nôtres, bien qu'il fut méconnaissable, je savais qu'il n'était pas Eserve, pas plus que Druzze, Terrien ou Confin. Cet homme qui répandait ses entrailles sur cette terre avide était l'un des siens, l'un de ceux qui s'étaient détournés d'Elle.
J'avais douze ans alors et je m'en souviens comme si c'était hier. Je suis tombé à genoux et j'ai lâché mon arme.
- Déesse, je ne peux pas, je ne veux pas mourir ainsi !
Je percevais le sourire ironique de la cruelle divinité adverse posé sur moi. Mon ventre s’était noué et mon estomac ne put retenir mon effroi. Pendant que je sanglotais, je sentis la main de mon père sur mon épaule.
- Allons garçon, lève-toi. L'honneur, la volonté et le courage sont dans notre famille depuis la nuit des temps. Ils ne peuvent faillir en toi.
Tout autour de moi, des murmures faisaient écho à sa voix comme à la mienne. Le rapport de force ne jouait pas en notre faveur. Nous étions cernés par les traces de la férocité de l'ennemi et le moral était au plus bas.
Pourtant, je relevai la tête pour regarder mon père. Les frères de ma Déesse se tenaient toujours sur la montagne, et devant eux, la foule bougeait, formant comme un serpent vivant, qui se mouvait pour La laisser passer. Je ne m'en rendis compte que lorsqu'Elle fut face à moi. Les anneaux de sa cotte de mailles étincelaient sous les derniers rayons d'un soleil agonisant et malgré son casque, je ne voyais que son regard.
Elle me tendit la main.
- Lève-toi, Elryck. Je veux que tu puisses dire ce que ton coeur hurle.
Elle arrêta d'un geste la réponse de mon père, ôta son heaume et le lui confia. Moi je ne pus que bredouiller entre mes larmes, en lui demandant si c'était là ce qui nous attendait.
- Tu as peur, interrogea-t-Elle avec douceur ?
Bien qu'Elle fut loin, j'entendis la voix de l'autre Divinité affirmer que pour n'être qu'un lâche, je n'en avais pas moins cerné la situation.
Séphram s'accroupit devant moi et me souleva le menton de ses doigts fins.
- Moi, j'ai peur, me dit-Elle. Comment pourrait-il en être autrement ? Oui, j'ai peur, mon bel Ange, et je ne sais pas ce qui nous attend. J'ai peur parce que comme moi, c'est une Déesse et que je ne pourrai relever aucun de ceux qui tomberont. J'ai peur parce que si je meurs, je vous laisserai orphelins, ma vie n'est pas plus protégée que la tienne. Mais la peur n'est que ce qu'elle est : un avertissement, un message qui signifie que rien n'est gagné, mais qui ne dit pas que tout est perdu. Lève-toi, Elryck, tiens-toi debout devant ta Déesse.
Elle avait gardé ma main dans la sienne et se redressa en m'entraînant. Elle jeta un regard autour d'Elle et demanda d’une voix que tous purent entendre :
- Assan fel Orvenn, approche. Que tous s'écartent pour le laisser passer. Carolin Granpierre, Lycoss Puisatier, venez à moi.
- Va-t-Elle les appeler tous par leur nom ! s'impatienta sa semblable. Tout ceci n'est que momerie et mièvrerie de faibles !
Lorsqu'ils furent tous là, Elle sonda leur visage puis s’enquit de l'âge de chacun. Ils avaient à quelques mois près le même que moi.
- Assan, fit-Elle, montre-nous ce qu'est le courage et ouvre-moi ton coeur. Confie à Elryck ce que toi tu ressens.
- J'ai peur, murmura-t-il à regret.
Le Terrien et le Confin acquiescèrent à leur tour. Alors, Elle se tourna vers mon père et l'interrogea du regard. Il hocha la tête et avança d'un pas.
- Moi aussi, j'ai peur, admit-il.
Elle soupira et posa une main apaisante sur son bras.
- Nous avons tous peur, s'exclama-t-Elle ! Elle pas ! Elle prétend que nous ne sommes que des chiens qui coucheront sous son sabre. Dit-Elle vrai ?
Une explosion de « Non » emplit l'espace. Elle sortit sa dague et la leva devant nous.
- Elle dit que vous priez une fausse Déesse et que lorsque votre sang mêlé au mien gorgera ce sol, plus rien n'y poussera. Dit-Elle vrai ?
De nouveau, un tonnerre de voix réfuta cette affirmation. Elle traça de sa lame une large entaille sur son bras droit et son sang nourrit la terre. Là où la première goutte toucha l’humus, avant même qu'il ne l'absorbe, une tendre pousse perça à la surface stérile. Alors dans un mouvement d'ensemble, tous sortirent leurs dagues et à cet endroit, l’espoir ensemença la glèbe.
- Voyez, Elle s'est trompée. Ce n'est pas sa dernière erreur. Je suis la vie, affirma-t-Elle, Fille d'Ergoss, Divine soeur des vrais Dieux. Les Fils d'Ergoss engendrent l'honneur, la force et le courage. Est-ce que je dis vrai ?
Un « Oui » triomphal s'éleva de nos rangs.
- J'ai peur, mais je pourrais mourir pour ma Déesse, murmurai-je avec ferveur.
- Non trancha-t-Elle. Que ces quatre-là témoignent de ce qui arrivera ici. Je veux qu'Elséra sache que ceux qui sont tombés l'ont fait pour défendre ce monde de la folie de ce monstre. Que leurs noms soient honorés à jamais et que tous comprennent que si Séphram survit, ils seront aux côtés de son père jusqu'à la fin des temps. Allez garçons, rejoignez mes frères et que tous ceux de moins de seize ans vous suivent. Aucun enfant ne sera immolé sur cet autel, et si les choses tournaient mal, vous devrez partir pour que le temps venu, vous nous apportiez la vengeance. Vas-y, Elryck, et offre-nous un chant de victoire.
Ma voix s'éleva en tremblant sur un air de guerre, tel que ceux qui aident à faire avancer les troupes partout sur Elséra. C'était une chanson de soldat, je n'avais trouvé que ça. De nouveau, les hommes s'écartèrent pour nous laisser passer.
En face, les chefs ennemis nous observaient avec ironie, mais nous étions galvanisés et leur morgue n'y pouvait rien. Elle ramassa mon épée et dit :
- Votre sang mêlé au mien fera naître une forêt. Vos forces alliées aux miennes nous porteront la victoire.
Puis sa voix accompagna la mienne, et tous reprirent notre chant avec Elle.
*
La victoire fut éclatante, peu d'entre nous rentrèrent et je sais où ils sont à présent.
Notre guide divin se dirigea vers ceux de ce peuple étranger qui avaient commencé le combat.
- Me suivrez-vous ?
- Ni Dieu, ni Déesse, répliqua l’un d’eux. Nos chaînes sont tombées, nous sommes libres.
Elle observa un moment ces visages fermés, ces corps durs et raides, couverts de sang et de poussière et la lueur de défi buté qui se propageait dans leurs prunelles, dont la couleur avait soumis le ciel nocturne.
- Aucun vivant ne peut s’affranchir des Dieux. Nous vivons par vous, mais vous mourrez sans nous... Vous avez besoin de temps, vous l’aurez, mais vous en aurez peu. Nous l’abattrons avant qu’Elle rassemble ses forces. Sa fin est annoncée, nous la voulons rapide, car les mortels s’épuisent à affronter les Dieux. Le moment venu, ceux qui l’auront toujours en eux tomberont avec Elle. Il en sera de même de tous ceux qui n’auront pas compris que la liberté ne sert qu’à choisir l’autel où la déposer et si votre bravoure me touche, Elle ne m’arrêtera pas.
Sa colère le disputa à l’amusement de voir qu’ils s’étaient inconsciemment rapprochés les uns des autres, pour former une muraille qu’Elle ne pourrait franchir. Finalement, le rire l’emporta et les étrangers se fermèrent davantage. Nous, nous savions qu’il s’agissait d’un rire sans joie.
Elle approcha et posa la main sur l’épaule de celui qui avait parlé. Il se raidit, mais ne se déroba pas.
- Je ne suis pas en quête d’âmes, fit-Elle doucement, et je ne vous menace pas. Ma haine se tourne vers Elle, mais je ne vous hais pas. Vous avez dix lunes. Qu’Elles soient propices à la réflexion et vous permettent de servir vos projets.
*
La dernière image que je garde de l'affrontement, c'est celle des trois prêtres ennemis, qui agrippèrent les rênes de la monture de leur Déesse pour la soustraire à nos traits. Nul ne doute que sans eux, Elle serait restée et la haine sur son visage était si violente que son évocation me fait encore frissonner. Nous avions exterminé tous les autres, ces hommes aux yeux d'or, qui s'étaient battus presque jusqu'au dernier.
Peu de temps après, la Divinité ennemie disparut. Des centaines d'années se sont écoulées depuis, mais si son nom semble s'être effacé de la mémoire des vivants, ni Orvenn, ni Granpierre, ni Puisatier, ni moi ne pourrons jamais l'oublier.